J'avais prévu de coller cet article, mais Chris m'ayant devancé, je ne l'avais pas fait. Puisque tu en parles....
Critique
Jesse Byock : la Terre promise des Vikings
LE MONDE DES LIVRES | 27.09.07 | 17h57 ? Mis à jour le 27.09.07 | 17h57
L'Islande n'était encore qu'un paysage hostile et désert lorsqu'à la fin du IXe siècle, des Vikings partis de Scandinavie et des îles Britanniques commencèrent à s'y installer. Seuls quelques moines irlandais s'y étaient jusqu'alors aventurés. Les volcans et les glaciers, le climat rude et les ressources limitées ne dissuadèrent pas les immigrants et en moins d'un siècle, environ 60 000 habitants peuplaient l'île. Commençait une longue période d'indépendance, qui allait durer jusqu'à l'allégeance au roi de Norvège, au milieu du XIIIe siècle. L'"Etat libre de l'Islande ancienne" ne fut ainsi jamais envahi et ne servit pas non plus de base pour mener des opérations guerrières contre d'autres peuples.
Les facteurs environnementaux furent décisifs dans la fondation de ce nouveau territoire, où le bois devait être importé, et où la production insuffisante de blés et de viande était complétée par la consommation de lichens, de requin et de raie fermentés dans leur jus et de perdrix des neiges, sans compter que, comme le racontait La Saga de l'évêque Gudmund, les montagnes de ce pays entraient régulièrement en éruption, crachant le feu et vomissant une pluie de pierres. S'adaptant à ces expériences tout en mettant à profit l'héritage scandinave, les Islandais créèrent une société aux traits originaux, "laboratoire social fascinant", qui donne à voir la genèse des stratifications sociales et leurs dynamiques.
Jesse Byock, professeur de vieux norrois et de scandinave médiéval à l'université de Californie à Los Angeles (UCLA), revient ici sur la formation d'une organisation sociale inédite. Grand spécialiste des sagas, il cherche dans ces récits vernaculaires, écrits pour la plupart au XIIIe siècle à partir de la tradition orale, leur valeur socio-historique et non pas seulement littéraire. La démarche ethnographique lui permet alors d'analyser les modèles culturels et les normes de conduites sociales dictés par ces textes, que de nombreuses autres sources viennent compléter, tel le Livre des Islandais (Islendingabók), un document fondamental pour l'histoire de la colonisation du Groenland et de la découverte du Vinland en Amérique du Nord.
La population de l'Islande, entièrement rurale, formait un "grand village", une seule et même communauté de paysans libres, pratiquant un pastoralisme sédentaire, la chasse, la cueillette et la pêche côtière. Un système de "contrôle mutuel" visait à limiter le pouvoir des dirigeants et les hiérarchies sociales revêtaient des formes extrêmement simples. Les godar, chefs politiques plutôt que guerriers, fondaient leur pouvoir non pas sur le territoire, mais sur leur capacité à garantir la justice et le consensus.
Les Islandais "n'ont d'autre roi que la loi", affirmait Adam de Brême au XIe siècle, et l'équilibre de la société reposait en effet sur le droit et l'arbitrage. En témoignent la Gragas, le "recueil de l'oie grise" rassemblant les lois de l'ère de l'indépendance, les différentes cours de justice, et la figure du "récitateur de la loi", le seul grand dignitaire national, dont la fonction était d'en réciter un tiers de mémoire chaque année. Dans une société où la violence était hautement ritualisée, et où la guerre à grande échelle n'existait pas, la régulation des conflits privés prenait des formes complexes et efficaces, se fondant sur les liens de parenté et d'amitié ainsi que sur des figures de médiateurs, y compris féminines. Il était inutile de tuer pour acquérir honneur et profit, et même si les conflits sanglants n'étaient pas toujours évités, ils étaient néanmoins limités par l'enchevêtrement des loyautés et l'absence de pouvoir territorial.
CONVERSION PACIFIQUE
Ainsi, "le conflit devint en Islande une pratique formalisée et culturellement stabilisatrice", note Jesse Byock, rejoignant les conclusions de travaux récents, en histoire comme en sciences sociales, qui tendent à considérer les conflits non pas seulement comme un facteur de déséquilibre, mais également comme l'une des modalités possibles du lien social.
Dès lors, il n'y avait ni roi, ni armée, ni force de coercition dans l'Islande indépendante. L'Althing, l'assemblée générale réunissant chaque année les chefs et leurs suivants, et la Lögretta, le conseil législatif national, étaient chargées de garantir la justice plutôt que d'oeuvrer pour une politique "publique" à l'échelle du territoire. L'Eglise elle-même, après la conversion pacifique de l'île vers l'an mil, s'intégra vite au système du pouvoir, sans constituer, dans un premier temps, une institution à part entière. Une société "simple", donc, caractérisée par l'absence de structures étatiques et de hiérarchies sociales rigides, que l'auteur analyse comme le résultat d'une "involution au cours de laquelle la société immigrante descendit de quelques degrés sur l'échelle de la complexité", au risque néanmoins d'assimiler le processus historique à une nécessaire complexification des formes sociales.
Mais la richesse du livre, au-delà de ces propositions théoriques fortes, réside tout autant dans les récits captivants des sagas, tel celui de Mörd la viole qui aida sa fille à divorcer de son époux incapable de la satisfaire sexuellement, que dans la description de ces maisons en mottes de terre herbeuse mises au jour par l'archéologie, voire dans l'étude du pastoralisme qui se révéla désastreux pour l'écosystème, dès la fin du Xe siècle. Ainsi Jesse Byock parvient-il à nouer plusieurs niveaux d'analyse dans ce livre dont l'un des mérites principaux est de remettre en question certains de nos propres mythes, tels que la violence des Vikings ou l'exclusivité du modèle féodal dans les sociétés médiévales.
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L'ISLANDE DES VIKINGS (VIKING AGE ICELAND) de Jesse Byock. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Béatrice Bonne, préface de Jacques Le Goff, Aubier, 492 p., 29 ?.
Signalons également deux traductions du vieil islandais par Régis Boyer : Saga de Bardr, suivie de Saga des hommes de Holmr (Anacharsis, 176 p., 17 ?), et la réédition en poche de La Saga de saint Olaf de Snorri Sturluson (Payot, 322 p., 11 ?).
Claire Judde de Larivière
Article paru dans l'édition du 28.09.07