HOMMAGE Á SIGURÐUR PÁLSSON décédé le 19 septembre

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Myriaðe
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HOMMAGE Á SIGURÐUR PÁLSSON décédé le 19 septembre

Message par Myriaðe » 26 sept. 2017, 14:47

Pour les personnes adhérentes depuis 2014 et pour les plus anciens adhérents ayant oublié ces deux superbes textes, que Sigurður nous avait lus à l?ambassade lors de notre AG, publiés dans notre CI.

CONTREPLAQUÉ
Par Sigurður PÁLSSON
La première fabrication d?objet que j?ai choisi en travaux manuels cet automne là consistait à découper dans du contreplaqué les contours de l?Islande.

Il était facile à l?aide d?un papier carbone, de reporter les contours du pays sur la feuille de contreplaqué.

La scie avait une lame bleue acier très fine et je ne sais pas pourquoi j?ai commencé par Reykjavík et non pas le coin de l?Islande où je me trouvais, j?avais sans doute pensé que la baie Faxaflói serait facile, ce qui d?ailleurs était vrai à l?exception de la côte des Mýrar mais j?ai pardonné, ma mère est née là-bas.

La péninsule Snæfell s?est révélée étrangement facile, mais les difficultés ont commencé avec les fjords du nord-ouest. J?ai cassé la première lame de la scie directement sur le fjord Gils. Les lames cassées devaient se succéder. Au début des vacances de Noël j?en étais à Hornbjarg. Il ne restait plus que quelques lames à l?école, aussi l?instituteur a dû en commander d?autres.

Pour dire vrai je pensais que je n?arriverais jamais au bout. Même pas jusque chez moi. Il devenait de plus en plus évident que ce serait l?unique fabrication d?objet que je ferais en travaux manuels cet hiver-là. Quand les jours se sont mis à grandir, dans tous les fjords du nord-ouest on était sûrement en train de fêter le retour du soleil, à ce moment-là je me suis promis de ne jamais capituler même si je devais y passer plusieurs hivers.

Une fois passés les fjords du nord-ouest, quand je suis arrivé à Húnaflói ça commençait à aller mieux et je n?ai plus cassé une seule lame jusqu?à Axarfjord. Ça s?est fait bêtement, j?ai levé la tête de mon travail, regardé par la fenêtre et pensé: je suis en train de scier ici dehors, et j?ai mal orienté la lame.

Les fjords de l?est étaient d?un abord difficile mais c?était les derniers gros problèmes et j?ai scié allègrement en me réjouissant d?atteindre le fjord Horna où mon père est né ainsi que toute la famille paternelle depuis les origines. Le temps était clair avec chants d?oiseaux dans l?air quand je sciais joyeux et confiant dans la victoire en suivant la côte du sud sans aucun port. Le soleil brillait sur un ciel sans nuage, les agneaux venaient de naître et l?année scolaire se terminait quand je suis entré dans le port de Reykjavík en sciant.

Parfois à la télé, lorsque je regarde la carte d?Islande au moment de la météo je sens fortement une odeur de lame bleue acier surchauffé, de contreplaqué et sciure fine.


UN FILS DE PASTEUR RUE VAVIN
Par Sigurður PÁLSSON

À l?automne 1967, juste après mon baccalauréat, je suis parti pour la première fois à l?étranger, j?ai pris l?avion jusqu?à Londres et puis continué directement vers Paris. J?ai passé quelques jours là, avant de poursuivre ma route vers le sud jusqu?à Toulouse.
Je venais juste d?avoir dix-neuf ans et j?en paraissais quatorze. Je ne connaissais rien à rien.
La navette me déposa aux Invalides après son trajet depuis l?aéroport d?Orly. Là, j?aperçus une enseigne de tête de taxi et me plantai raidement devant le panneau. C?est alors que la première phrase sur le sol français résonna à mes oreilles :
? Pouvez pas faire la queue comme tout le monde !
Si, si, ça je le pouvais, mais je ne savais simplement pas que cet attroupement était une file d?attente et je ne pouvais bien évidemment pas expliquer cela à ces gens sympathiques, alors je me contentai de me frayer un chemin compliqué en clopinant avec mon sac entre les piquets reliés par des chaînes jusqu?à l?extrémité de cette queue interminable.
Cela ne se passa pas mieux lorsque j?obtins enfin un taxi. Je ne savais absolument pas où j?allais, n?avais réservé aucun hôtel. Je connaissais Montparnasse de par les livres et j?avais simplement l?intention d?aller là-bas.
? Boulevard Montparnasse ? Rue Montparnasse ? demanda le chauffeur de taxi, pas immodérément patient.
Je décidai d?être prompt à trancher et optais pour le boulevard. Boulevard Montparnasse.
? Quel numéro ?
Le chauffeur de taxi était devenu stressé, on le klaxonnait pour qu?il démarre.
Comme un éclair, les nombres français défilèrent dans ma tête, je me revis mes professeurs de français, Vigdís Finnbogadóttir ? qui deviendrait plus tard la première femme au monde élue Présidente de la République, et Magnús G. Jónsson, je me souvins combien Vigdís s?y entendait pour nous faire réciter les ridicules combinaisons de chiffres de quatre-vingt-dix-sept à quatre-vingt-dix-neuf, ce quatre-vingt-dix-sept si concis en islandais, níutíu og sjö, qui est un assemblage de quatre, vingt, dix, sept et puis ainsi de suite, et Vigdís sourit de sorte que cela devint tout merveilleux, rejaillit en une fraction de seconde de ma mémoire et je dis ce qui me vint à l?esprit :
? Quatre-vingt-dix-sept.
? Quatre-vingt-dix-sept, Boulevard Montparnasse, répéta le chauffeur pour confirmer et il démarra en trombe, me projetant brutalement en arrière dans le siège, c?était avant l?époque des appuie-tête généralisés dans les voitures.
Mon étonnement fut près de confiner à la révélation lorsque je sortis du taxi devant le 97, Bd. Montparnasse. Là juste à côté se trouvait le café Le Sélect, au numéro 99, et La Coupole directement en face. J?avais entendu parler de ces endroits dans les livres ou les récits, pour moi ils étaient Paris.
J?étais arrivé.
Je bénis chaleureusement Vigdís dans mon esprit, cela tournait apparemment bien de penser à elle.
Il me restait alors à trouver un hôtel. Il y en avait suffisamment dans ces parages et je trouvai rapidement une chambre bon marché à l?Hôtel de l?Espérance, l?espoir lui-même ni plus ni moins, au 23 de la rue Vavin.
Le soir était tombé et il n?y avait maintenant rien d?autre à faire que d?aller découvrir les alentours. Il y avait là trois ou quatre établissements à la file depuis l?Hôtel de l?Espérance jusqu?au coin de la rue Vavin et du boulevard Raspail, je me souviens des noms de deux d?entre eux : Le Carrousel et Elle et Lui. Le manège et le couple. Le Carrousel jouxtait l?hôtel, je fonçai tête baissée dans le manège.
Je m?attendais à ce que ce fut un de ces cafés typiques de Paris, mais là à l?intérieur c?était en fait étroit et sombre. Avec un long bar et des femmes déambulant, amicales, qui me demandèrent avec douceur ce que je voulais. J?avais fort envie de commander une bière, c?était la preuve magnifique que j?étais arrivé à l?étranger car la bière n?était pas autorisée dans les lieux publics dans mon pays. Et c?est ce que je fis, une bière s?il vous plaît. Cela suscita quelque remous et je saisis dans le flot de paroles le mot âge. Mon âge ?
Je sortis mon passeport et leur montrai que j?avais dix-huit ans et une année de mieux. Le prix de la bière par ailleurs me sembla un véritable sujet d?inquiétude et je me mis à compter en toute hâte, en rapport avec le transfert bancaire pour trois mois que j?avais avec moi, combien je pouvais fréquenter ces délicieux cafés français. Ce n?était pas brillant.
Ces charmantes femmes s?étaient quelque peu apaisées lorsque je leur avais montré mon passeport, mais j?entendis malgré tout qu?elles continuaient à parler de moi et je réussis à capter le mot parents. Il me sembla alors que la circonstance se prêtait pour mentionner que mon père était pasteur, je trouvais cela tout à fait approprié pour calmer leurs inquiétudes.
C?est ce que je n?aurais pas dû faire.
Car il en va ainsi, dans un pays catholique, qu?il est en soi un petit peu plus singulier d?être fils de pasteur que sur notre terre luthérienne. Et puis la situation ne s?améliore pas lorsque le chaland a l?air d?avoir tout juste fait sa communion et se trouve de plus au Carrousel, un établissement de strip-tease bien connu.
Il se déclencha alors un tel éclat de rire général parmi ces belles femmes que je l?entends encore. Elles se tordirent en se tenant le ventre, me serrèrent affectueusement dans leurs bras avec une joie sans borne en piaillant : Fils de pasteur ! Il est fils de pasteur ! Et on rit encore, et maintenant avait commencé un spectacle sur une petite scène au fond de la salle, une typique et délicieuse, démodée, séance d?effeuillage à la française.
La gaieté et la joie générées par ce fils de pasteur qui avait échoué sur leurs rivages étaient telles que lorsque je refusai une autre bière ? je n?avais pas l?intention de repayer ce prix, j?en reçus alors une autre sur le compte de la maison. Telle était l?ambiance. Et après cela le fils de pasteur fut raccompagné à la rue avec de joyeuses exclamations.
Je remontai directement vers Le Sélect et me rendis compte que la bière y était dix fois moins chère. Je me sentis soulagé. J?avais maintenant trouvé un vrai café français. Je pouvais maintenant me mettre à penser et à écrire.
Des années durant, je ne pus passer devant le Carrousel autrement qu?en étant interpellé par les filles dans l?entrée qui criaient avec un joyeux sourire : Fils de pasteur ! Je ne comprenais pas combien le souvenir du fils de pasteur qui était entré là un soir d?octobre 1967 et leur avait montré son passeport semblait avoir longue vie en elles.
Quelques années plus tard, je décidai de faire une investigation et passai devant pour avoir la confirmation que j?étais débarrassé du fils de pasteur. Dans l?entrée se trouvait une femme qui leva des yeux endormis, son visage s?éclaira un instant et elle lança joyeusement : Fils de pasteur !

Tout cela a maintenant disparu, les bâtiments sont sûrement encore là mais aucun de ces lieux n?est plus en activité et le petit hôtel non plus, l?Hôtel de l?Espérance, rue Vavin.
Espérance, von en islandais.
Vavin? vafinn, le doute, en islandais.
Von og vafinn.
L?espérance et le doute.
Mes deux lumières-guide s?allumèrent là, je n?ai pas réalisé avant maintenant qu?elles se nichent dans ces noms. Sautent aux yeux.
En addition avec les noms des lieux voisins, il n?y a alors rien de plus semblable que l?essentiel de ma vie s?est comprimée en quelque sorte de haiku japonais ou épigramme contemporain à quatre vers, dès mon premier soir à Paris :

Espérance
Doute
Carrousel
Elle et Lui
J?ai composé longtemps après la série de poèmes Hôtel de l?Espérance, lorsque tout cela avait glissé dans la nuit des souvenirs où rien ne subsiste sauf ce qui est vraiment important : l?atmosphère, la sensation.
La sensation est l?élément essentiel dans la littérature, a déclaré Claude Simon dans un entretien journalistique il y a quelques années. Je suis de tout c?ur d?accord avec ce remarquable initiateur du nouveau roman, qui a reçu le Prix Nobel en 1985.
Sensation est impression, sentiment, sens et autre qu?émotion, que l?on peut aussi traduire par sensation mais qui se rattache plus au trouble et au tumulte. Sensation est plus lié à ce que les organes sensoriels perçoivent, à l?ambiance et puis le temps entre aussi en jeu. Le souvenir se forme mais la mémoire est en perpétuel mouvement. Cela veut parfois se faire oublier.
La mémoire est toujours en activité. Elle remodèle en permanence notre vie et notre expérience. Recrée notre existence chaque nouveau jour.

Ceci est un livre sur quelques instants que la mémoire a perçus et créés. Recréés.
Un livre de mémoire.
(Traduction: Henrý Kiljan Albansson)
Myriaðe (Mýgrútur)

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